Un portrait d'une femme en noir et blanc en plan large. Ses yeux sont fermés.
  • La nuit du 20 janvier 2024, alors que j’étais à moitié endormie, j’ai ressenti à la tête une douleur atroce. Du côté gauche, à la base de la nuque, juste derrière l’oreille. Une douleur si intense que j’ai cru qu’il s’agissait d’un cauchemar. Au matin, le froid et l’humidité de mon oreiller, trempé de larmes, m’ont rappelé que quelque chose avait bel et bien eu lieu. Dans le monde réel, éveillé.

    Le lendemain, j’ai commencé à perdre progressivement le contrôle de mon visage. La nuit d’après s’est passée aux urgences.

    Durant les semaines qui ont suivi, la moitié gauche de mon visage s’est paralysée. Une paralysie étrange, déroutante. Aucun médecin n’a pu établir de diagnostic clair. Une neurologue, pessimiste, m’a même laissé entendre qu’il y avait une chance sur trois que mon visage ne retrouve jamais sa mobilité.

    Depuis l’âge de sept ans, je suis mannequin. Mon visage est mon outil de travail, la partie la plus expressive de mon corps. Et soudain, sans explication, je m’en trouvais privée. J’ai cru à une très mauvaise blague.

    Les médecins, à la recherche de causes, parlaient d’hygiène de vie, de stress, de choc émotionnel profond... Et puis il y eut cette phrase, lancée comme une injonction : « Madame, ne faites rien ! ». Comme si ne rien faire était partie prenante du traitement, au même titre que les doses massives de cortisone et de Xanax qu’on me prescrivait.

    La perte de contrôle de mon propre corps, l’impuissance, l’incertitude quant à l’origine de cette paralysie – et donc son issue – m’ont terrifiée.

    Trop sensible à la lumière pour lire, trop sensible aux sons pour écouter de la musique ou des podcasts, trop épuisée pour travailler ou même simplement réfléchir, j’ai passé plusieurs semaines dans une forme de vide, à « ne rien faire ». Ce « rien faire », il faut l’apprendre. Apprendre cette « suspension d’activité », mettre sa vie en « mode avion ».

    Cette série d’autoportraits a été réalisée en février 2024, après quelques semaines de rééducation. Elle compte, dans sa totalité, quelque 1400 photographies prises grâce à un intervallomètre. Je l’ai conçue avec l’aide d’un assistant lumière, un ami proche, un complice, celui-là même qui m’avait convaincue de me rendre aux urgences ce dimanche de janvier.

    Ce sont là les premiers autoportraits que j’ai effectués dans mon atelier. Les premiers où je me dénude complètement — un contraste radical avec toutes les séances photo que j’ai vécues dans ma vie de mannequin. J’étais abîmée, couverte de boutons, dans un sale état, et peut-être est-ce précisément cela qui m’a donné du courage, de l’audace. Et qui m’a poussée à me dire que je n’avais rien à y perdre.

    Je ne savais pas quand — ni même si — j’allais pouvoir recouvrer le contrôle de mon visage. Dans l’angoisse de cette incertitude, j’ai voulu agir, j’ai commencé à me mouvoir devant l’objectif. Lentement, maladroitement, je me suis reconstruite en un spectacle à la limite du grotesque. J’ai dû réapprendre des gestes, forcer mes muscles, exagérer chaque expression. Me résigner à n’observer aucun changement lorsque je demandais à ma joue de bouger, à ne détecter aucun mouvement lorsque j’intimais à mon sourcil l’ordre de se lever ou lorsque je m’essayais à tirer la langue. Je me demandais si je faisais les choses comme il faut, si je transmettais les bons ordres à mes muscles. En pleine panique, j’en suis venue à envisager la possibilité me retrouver dans l’incapacité totale de boire ou de manger.

    Entre déni et terreur, prendre la pose devant l’objectif a été ma façon de me battre contre l’immobilité, contre la perte de symétrie, contre l’incompréhension de ce qui se passait avec mon corps, en un mot ma tentative de renaître dans une nouvelle réalité. Car, même si je m’en suis sortie, je sais maintenant qu’il y aura un « avant » et un « après ».

  • On the night of January 20, 2024, while I was half asleep, I felt an excruciating pain in my head. On the left side, at the base of my neck, just behind the ear. A pain so intense I thought I was just having a nightmare. In the morning, the cold and dampness of my pillow, soaked with tears, reminded me that something had, in fact, happened. I had not been dreaming.

    The next day, I began to gradually lose control of my face. Then, I spent the night that followed in the emergency room.

    Over the subsequent weeks, the entire left side of my face became paralyzed. A strange and unsettling paralysis. No doctor could establish a clear diagnosis. One neurologist, pessimistic, even told me there was a one-in-three chance my face would never regain its mobility.

    Since I was seven years old, I have been a model. My face is my working tool, the most expressive part of my body. And suddenly, without explanation, it was taken from me. I thought it was some kind of cruel joke.

    The doctors, searching for causes, spoke of lifestyle, stress, profound emotional shock… And then came this sentence, delivered like an order: “Madam, do nothing!” As if doing nothing were part of the treatment, on par with the massive doses of cortisone and Xanax I was prescribed.

    The loss of control over my own body, the powerlessness, the uncertainty about the cause of this paralysis—and therefore about its outcome—terrified me.

    Too sensitive to light to read, too sensitive to sound to listen to music or podcasts, too exhausted to work or even think, I spent several weeks in a kind of void, “doing nothing.” That “nothing” has to be learned. You have to learn this “suspension of activity,” to put your life in “airplane mode.”

    This series of self-portraits was created in February 2024, after a few weeks of rehabilitation. It consists of roughly 1,400 photographs taken with the help of an intervalometer. I created it with the help of a lighting assistant—a close friend and accomplice, the very same person who had convinced me to go to the ER that Sunday in January.

    These are some of the first self-portraits I have taken in my studio. The first where I appear completely nude—a radical contrast with all the photo shoots I have experienced in my modeling career. I was in bad shape, covered in blemishes, and maybe it was precisely that which gave me courage and audacity. Which pushed me to think I had nothing to lose.

    I did not know when—or even if—I would regain control of my face. In the anxiety of that uncertainty, I wanted to act, so I began moving in front of the camera. Slowly, clumsily, I rebuilt myself in a performance bordering on the grotesque. I had to relearn gestures, force my muscles, exaggerate every expression. Accept seeing no change when I asked my cheek to move; detect no movement when I ordered my eyebrow to lift or tried to stick out my tongue. I kept wondering if I was doing things correctly, if I was sending the right signals to my muscles. In a panic, I even began to imagine the possibility of being completely unable to drink or eat.

    Between denial and terror, posing in front of the lens became my way of fighting against immobility, against the loss of symmetry, against the incomprehension of what was happening to my body—in short, my attempt to be reborn into a new reality. Because, even though I made it through, I now know there will always be a “before” and an “after.”